Yves Martin, Entretien [II] in Possibles n° 8

Yves Martin, Entretien [second extrait]
Hier : Reprise partielle du n° 18-19, 30 juin 1979

couv. PossiblesÀ quoi répond pour vous aujourd’hui l’écriture d’un poème ?
Comme je l’ai dit plus haut, il y a ce qui est donné, ce qui s’échappe de la paroi, dont nous sommes les dépositaires plus ou moins respectueux ou habiles d’un côté, il y a le sacré et de l’autre la technique qui s’acquiert chez les uns lentement, chez les autres à la vitesse d’une locomotive lancée à cent vingt à l’heure. Chaque poète a son laboratoire, son atelier, ses établis, ses ruches qu’il discipline plus ou moins bien. Comme les artisans, les compagnons, il a ses secrets dont il n’aime guère parler, somme si on pouvait lui prendre alors qu’ils sont incommunicables. Actuellement je marmonne, je lis et relis “mentalement” mon poème. Quand je le mets sur une feuille de papier, quand je l’écris, en somme il est terminé à quelques retouches bénignes près, une répétition, une assonance ou une rime laencontreuse. Autrefois je notais le brouillon du poème, puis je le travaillais sur le papier. Pour mes poèmes longs, la technique était la même que celle du romancier, une ou deux strophes par jour à l’aide d’un canevas général suffisamment élastique pour ne pas entraver le don, l’inspiration. Je suis très sensible à la musique du poème, mais c’est une musique secrète qui n’a rien à voir avec les règles traditionnelles que l’on peut certes utiliser, mais qui ne me conviennent pas. La technique ne doit jamais être un carcan, elle varie avec chaque nouveau poème, rien ne doit être acquis une fois pour toute. Tout poème est périlleux, tout poème doit faire sauter la baraque et nous avec. Un pan de mystère ne s’ouvre pas sans risque et surtout sans que l’on aime plus que tout le risque. Ce qui explique l’échec de nombreux poètes qui s’imaginent un peu trop vite que tout marche comme sur des roulettes. Il y a des poètes qui travaillent uniquement sur le laboratoire, l’atelier, l’établi, qui rejettent le sacré ou ne l’utilisent que malgré eux, j’affirme qu’ils trahissent la poésie. C’est de la pure parade littéraire, j’aimerais bien être leur décerveleur, visiter leur petit cinéma, une fois qu’ils sont rentrés dans leur chambre, revenus dans leur cocon. Enfin, la mauvaise foi fait vivre comme la vente des bondieuseries ou des photos pornos. Les poètes que j’aime sont du type guetteur, l’œil collé à la serrure derrière laquelle de merveilleuses créatures dansent parce qu’elles savent qu’on les regarde, elles ne dansent que pour cela, parce qu’on les désire mais de biais, parallèlement. Immobile, je bouge ; horizontal, je lévite. Comme Charlot, je suis toujours à l’endroit où l’on m’attend le moins, de là l’effet de surprise. Je pense que, dans tous les arts et particulièrement en poésie, l’effet de surprise est d’une importance capitale. On doit amener le lecteur éventuel à réagir comme un enfant, à ouvrir grand les yeux, à crier de plaisir ou de douleur, ce qui revient au même. Cocteau avait admirablement compris ce côté fabulateur, amgicien, mæstro du poète. Mais au fondqu’importe au lecteur les énigmes de fabrication et bien souvent, en relisant mes propres poèmes, je ne reconnais pas l’homme qui les a écrits. Je suis dérouté, la vie efface même cela et c’est alors que réintervient le sacré, ce qui nous échappe et dont nous sommes les véhicules plus ou moins adroits. Le poète devrait parler métier avec la même simplicité, la même saveur, la même bonhommie qu’un vigneron par exemple. Hélas, le rabotage des mots ne se prête pas à tant de clarté. C’est dommage, mais c’est sans remède. [La suite, dans de futurs numéros]

Yves Martin, Interview [seconde partie sur un total de cinq], Hôpital Rothschild, octobre 1978
parue dans Possibles, “Spécial Yves Martin” n°18-19, 2ème trimestre 1979


Invitation : Franck Balandier —>

Page précédente —  Imprimer cette page — Page suivante