Dominique Sampiero, Lettre de ficelle II, in Possibles n° 8 [mai 2016]

Dominique Sampiero, Lettre de ficelle II
inédit sur trois pages accordé pour ce numéro de mai dans lequel il est le contemporain

Qui d’ailleurs peut se vanter d’être là ? Être là vraiment. Qui peut se vanter de marcher dans ce là-bas qu’on appelle étrangement Ici ? Qui de l’Ici peut dévaliser tous les souffles pour voir enfin la marée souveraine et insatiable du vide le recouvrir de ce qu’il ne possédera jamais, la vastitude ? Qui sait accueillir d’un seul regard le grouillement des formes dans l’illusion de l’immobile ?

J’écris à la cigogne de tes yeux emboîtée dans mes voyages de chaise et au faucon de ton rire quand je m’égare dans des images de bateau ivre, forcément ce sont des lettres blanches. Des coups de canif pour trouer le vide, lui faire la peau doucement, le saigner. Et il saigne à l’état de semence dans le livre.

J’écris à la patience de tes caresses et de tes crimes, allume sur la table en bois de fruit des étoiles de silence comme des bougies de cire chaude sur le grain de ta peau. J’invoque des clignements ou complicités de paupières, petits miracles, demi-sourires, à l’intérieur, pour fermer les yeux et voir clair enfin. Des embellies. J’y couche le meilleur de moi-même et de mon regard. À force, je vois les choses telles que je les espère et cette coïncidence devient quasi miraculeuse. Entre tes hanches, les dieux se signent avant de mourir.

Écrire à ta pluie, à ta neige m’ouvre les yeux, les mains, le chemin du souffle. Là où je deviens ce qui m’efface, fenêtre mangée par le ciel. Là où je voudrais prendre toute la buée de la vastitude dans mes vitres et en faire une présence. C’est un exercice d’amour et de ciel par-dessus tête. Une reconnaissance du passage.

À ceux qui n’osent pas avouer qu’ils s’ennuient, broient du noir ou estiment ne plus être là pour rien ni personne, à ceux qui pensent quitter le monde d’une façon ou d’une autre et qui veulent rester accoudé au coteau de leur départ, à ceux enfin qui l’ont déjà fait et qui ne le savent pas, je demande juste de risquer une lettre, une seule lettre vers toi.

Voyageurs égarés entre les épaules de la chair, passants des yeux vagues et du flou indolore, du je fais comme si, du peu importe, ou du rien, il n’y a rien après la mort, écrivez s’il-vous-plaît une dernière lettre à votre blessure avant de passer à l’acte. De l’autre côté de l’acte. Oui. Écrivez-lui sans aucune arrière-pensée, les yeux droits dans votre lumière et vos ténèbres. Laissez venir l’imprévisible et l’opulence de votre peine et ne postez jamais la lettre. Au contraire. Placez-la bien en vue sur un meuble pour qu’elle dévisage de la tête au pied. Au fil des minutes, des heures. Comme un long murmure blanc, carré, dans la pièce.

Ou si c’est trop pénible cette présence de la lettre dans votre regard qui voudrait fuir, s’enfuir pour toujours, enterrez-la en pensant qu’elle va fleurir ou fuir à votre place, oui, enfouissez la dans la terre du jardin pour en finir avec son murmure de papier ébloui. Et même si vous oubliez l’endroit où vous l’avez plantée à l’instant où vous décideriez de revenir sur vos pas, attendez un peu et cherchez plus tard, là où les hautes herbes seront les plus folles, là où la lumière tombera en poussière entre vos mains, cherchez comme le souvenir d’une amie dont il ne vous reste rien ou peut-être un parfum, une fragrance, entre la fleur de sureau et le bouquet de ciel gris.

Mais pardon. J’écris donc. J’écris à ma dormeuse et à sa patience des cristaux, celle qui m’écoute de loin, de tout son infini. Et ne peux rien dire de son visage ou de son apparence. De ses mains, de ses baisers, de ses moissons exubérantes et invisibles non plus. Imaginer ses hanches ou le colza de sa peau, à quoi bon. La faune de ses seins ronds et sauvages, je n’y pense même pas. L’herbe de son pubis m’invitant à m’y pencher, à y boire, écartant les rares fleurs clairsemées de sa source, effleurant du bout des lèvres son parfum d’humide inlassable et boisé, non. Elle est à moi et ne m’appartient pas. Jamais tenue, toujours à naître. Présente et sensuelle absente. Je ne peux ni la voir ni la toucher. Seulement lui écrire.

C’est comme cela que je l’attends, ma titubante, ma flaque agenouillée, dans cette convoitise gourmande, avec ce geste-là, du bout des doigts, suspendu à la blancheur, impossible, sans cible, les doigts serrés sur la poussée des poussières qui me soulèvent et mangera toute ma vie, un jour, quand je tournerai le dos au souhait de l’arbre d’être debout. J’hérite, dans le désir de sa présence, d’une force qui ne faiblit jamais, un élan, une fougue sans but, une joie sans bord, immense comme un fleuve qui touche la mer. Je peux mourir, ta neige ne fanera jamais, mémoire d’orage.

  Je partage avec toi, ma coloquinte, mon orchidée, tout ce que je sais, tout ce que je ne sais pas, et même l’attention particulière, la conscience aiguë que je porte à la mort et à son infatigable tourbillon d’eau noire dans les étangs. C’est comme si te désirer créait une réalité plus claire que n’importe quel feuillage dans le ciel. …— Continuer la lecture

Dominique Sampiero, Lettre de ficelle, inédit pour ce numéro de Mai 2016

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