Alain Borne in Possibles n° 12, septembre 2016

Alain Borne, Le Plus Doux Poignard
Le contemporain pour ce numéro de septembre 2016

Vie, tu n’es venue vers mon regard que furtive, vêtue de pauvre chair et d’amour triste.
Alain Borne, Le Plus Doux Poignard, Chambelland, 1971 [réédition L’Arachnoïde, 2012]

Ce n’est pas drôle

Ce n’est pas drôle de se dire que tout est fini de ce qui valait la peine de vivre.
Ce n'est pas drôle de compter les tuiles des toits et les gouttes de la pluie et les années de la femme qui dort dans son lit.
Ce n’est pas drôle, appuyant son regard au regard de la glace de se raconter sa vie en se mentant avec la vérité.
Si peu, si peu de beauté même jadis et naguère : le passé ne flambe pas non plus.
Pas drôle ici maintenant avec l’âge qui se visse aux tempes comme un vampire qui a trouvé la bonne artère.
Pas drôle non plus de se dire que cela passera, qu'il y a de jolies caisses odorantes de bois bien choisi qui nous attendent et que nous glisserons dans ces traîneaux vers la neige de vermine.
Pas drôle.
Mais qu’elle est belle l’épaule de cette enfant et qu’il est doux ce regard qui parmi mon âge trie vingt années.

Alain Borne, Le Plus Doux Poignard, Chambelland, 1971 [réédition L’Arachnoïde, 2012]

De nouveau, non

De nouveau, non. De nouveau ajuster le sang de la tunique, non.
Je me suis crevé les yeux et j’ai garni mes orbites d’une cendre encore enragée de braises : une meule double a passé sur mon sexe ; j’ai chassé mon sang comme un renard étranger ; parmi les fusains noirs puis parmi les ronces j’ai trouvé une coupe d’or où j’ai bu la sagesse du froid. J’ai rangé mes membres pour la tombe. J’attends.
De nouveau, non. J’ai brûlé mes oreilles avec du plomb chaud.
Je n’ai plus de vivant que ma voix. Ne m’appelez pas. Je veux être sourd. Je ne sais plus d’où vous me parlez.
Que me parlez-vous de vivre alors que je puis vous donner des nouvelles de la mort ?

Alain Borne, Le Plus Doux Poignard, Chambelland, 1971 [réédition L’Arachnoïde, 2012]

Il y a des poèmes

Il y a des poèmes qui ne se nourrissent ni de roses ni d’oiseaux, qui ne boivent pas la rosée des fleurs, qui ne se penchent pas sur la source, qui n’aiment pas les jeunes filles à l’instant du bourgeon.
Ils ont un visage dur et une odeur d’hiver qui dédaignerait la neige.
Ils parlent de chevaux, de labours, d’humbles herbes, d’enfants sans jouets.
L’amour y semble caché mais apparaît soudain aux trous de l’étoffe avec son insolent éclat de toujours.
Ils sont avides comme des rustres. Ils ont de grosses mains. Leur rire est triste. Ils grelottent. Ils ont faim. Ils donnent à manger. Le sang coule d’eux, frais, rouge et vite noir, luisant comme un long regard échappé.
Les poèmes qui ne se nourrissent ni de roses ni d’oiseaux ont une santé à briser le monde.
Il leur arrive de montrer vraiment l’intérieur du corps qui est rouge et l’intérieur de l’âme qui est noir et vide.

Alain Borne, Le Plus Doux Poignard, Chambelland, 1971 [réédition L’Arachnoïde, 2012]

Alain Borne Indéchiffrable —>

Page précédente —  Imprimer cette page — Page suivante