- Menu Possibles, nouvelle série n° 17, février 2017
- Sommaire de ce n° 17, nouvelle série, février 2017
- Contemporain : Lionel Ray
- Lionel Ray, Matière de Nuit, I
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- Présentation de Lionel Ray, poète
- Découverte : Cécile A. Holdban
- Hier : Marie-Françoise, [n° 0, 1974]
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- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
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Marie-Françoise, Mais que font les hérons l’hiver ?
Hier : Reprise du n° 0 [non publié, 4ème trimestre 1974]
Les êtres s’appartiennent à travers le vol d’un héron
ou la lumière diffuse d’une lampe verte ; ils s’aiment par la pensée
sur les berges des eaux stagnantes, à travers le sommeil et la séparation,
à travers le souvenir et la mort, car rien n’est impossible au désir.
Diane de Margerie in L’apologie des sens de John Cowper Powys
Une fin d’après-midi, il avait fallu qu’elle sorte. Et depuis, chaque jour elle sortait, marchant au soleil déclinant des soirs d’automne et des débuts d’hiver, jaune doré, puis d’un rouge flamboyant, dans un ciel de forge. […]
Trop paresseux pour voler sous la chaleur torride, il se jouait d’elle l’été, prenant l’apparence d’une souche insolite et blonde à fleur d’eau, ou d’une branche sèche, perché en haut d’un arbre. Masques qu’elle repérait au bout d’un temps, long, d’immobilité, à un mouvement imperceptible, un balancement soudain en l’absence de vent. Il se secouait de l’engourdissement. Se tournait vers elle, à moins que ce ne fût ailleurs. Il était loin, sa vision était floue à force de le fixer. Il la croyait branche ou arbre devenue, dans ses vêtements couleur paille, écorce, bleu gris, feuilles rouillées, ou fleurs vives.
Elle s’approchait à pas de loup, en devinait la silhouette blanche et droite dans la grisaille d’un mars pluvieux derrière les minces troncs de la jeune futaie. Il arpentait la rive du déversoir, de l’autre côté de l’étang, d’une démarche lente, un peu dodelinée, levant bien haut ses pattes d’échassier l’une après l’autre, mais inquiet et attentif aux bruits, aux intrus, à sa pêche. Entre deux pas il observait, tournait le cou, tout en souplesse, le baissait, soudain plongeait le bec dans l’herbe naissante ou bien l’eau, se redressait, avalait vivement d’un mouvement de gosier. Grenouille ? Poisson ? Elle devinait. Il finissait par s’envoler sans qu’elle eût cru avoir bougé, ni pensé qu’il l’avait seulement vue.
Elle le voyait l’hiver à dix pas, à la bouche du ruisseau alimentant l’étang à demi cachée par les ronces et les joncs secs et aplatis par le poids de la neige disparue, là où l’eau est toujours la dernière à prendre en glace et la première à être libérée, non loin du saule têtard aux tiges souples et jaunes et longues et lisses. Il était vraiment couleur de cendre, il lui montrait son cou rosé, s’envolait pesamment, laborieusement, in extremis, la regardant de son œil affolé, amorçait un virage pour s’éloigner, lui présentait le dessous de son ventre, large et clair, et ses pattes longues, fines et tendues. Elle le suivait des yeux, longtemps. Il disparaissait outre-ciel, toujours battant des ailes. Puis elle cherchait ses traces dans la neige, sans en trouver.
Elle vérifiait sa présence, ou son absence, aux différents étangs. Jour après jour. Parfois il était là à lui faire signe, et parfois pas. Elle n’en était pas chagrine. Elle le savait de toute façon, compagnon désormais, dont l’absence même était une présence. Une invite à l’envol.
Marie-Françoise, Mais que font les hérons l’hiver ? paru à l’Atelier du bief, 2006