Jean Orizet, Possibles n° 20, mai 2017

Jean Orizet, Le Voyageur absent
Le contemporain pour ce numéro de mai 2017

Sur La chute d’Icare de Bruegel l’Ancien

Après que la cire de ses ailes eut fondu, Icare tomba longtemps, si longtemps même, que le soleil se couchait à l’horizon quand la mer l’engloutit.
Nul ne saura jamais pourquoi sa chute fut aussi lente. Les Dieux voulurent-ils, en retenant sa descente, prolonger son châtiment ou, à l’inverse, et par quelque étrange clémence, lui laisser le temps de s’habituer à la mort ? Le mystère demeure. Ce que l’on sait: au moment où le héros s’enfonçait dans l’eau verte, les siens l’avaient déjà oublié ; sa noyade passa inaperçue ; à quelques encablures un vaisseau de haut bord appareillait, voilure en partie déployée ; tout à côté, sur la terre ferme, un laboureur traçait l’ultime sillon avant le soir; plus bas, au flanc d’une colline, un berger observait le ciel, prêt à rentrer son troupeau ; plus bas encore, un pêcheur lançait une dernière fois sa ligne.
Apparemment égale, la vie continuait sans Icare.
Mais, marin ou berger, laboureur ou pêcheur, l’homme ignorait en cet instant qu’il venait de manquer un magnifique rêve dont la réalité, déjà, volait vers lui.

Dimanche à Long island

La pluie battante effarouchait les écureuils, mais réjouissait la troupe des mouettes surveillée par trois cormorans graves autant qu’immobiles sur un roc émergé. Chez ces grands oiseaux, c’était la fête aux moules, ouvertes à coups de bec ou larguées d’en haut pour éclater sur la digue.
Les témoins de ce déluge dominical se consolèrent en vidant deux bouteilles de madère 1830 qu’il fallut filtrer quatre fois, tant le dépôt était en suspension. Vers six heures du soir, le ciel, enfin, s’éclaircit, et le soleil dora les ventres blancs des volatiles. Un voilier coupa l’horizon.
Le plus fort des huit chênes, devant la maison, supporte une balançoire immobile ; ce matin encore, elle oscillait sous les claques du vent. L’enfant qui aimait cette balançoire est mort. Son père, aux moments de solitude, tente d’oublier son chagrin en tuant quelques-uns de ces écureuils gris dont il garde, trophées dérisoires, le panache des queues. La mer monte, ride à ride. Sur leur étroite langue de sable, les mouettes se font bavardes. Disparus les cormorans.
Dans la maison, concerto pour violon et orchestre de Mendelssohn. On dînera de côtelettes d’agneau, lentement décongelées.
De l’autre côté de la baie, New York affûte ses assassins.

Jean Orizet, Le Voyageur absent, éditions Grasset, 1982
Cette mise en ligne n’aurait pas pu se faire sans l’accord de l’auteur

Jean Orizet, un héritier de Borges —>

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