Pierre Chabert, Possibles n° 29, février 2018

Pierre Chabert, Les Sales Bêtes
[Hier : participation aux n° papier Jean Breton, Éroticothèque, Yves Martin]

Le poète s’intéresse à des valeurs intérieures que semble ignorer la société de consommation. La poésie est de toute évidence le ferment qui travaille de l’intérieur notre société trop organisée, soumise aux lois de l’argent, du travail intensif, du rendement.
Pierre Chabert, Morale du somnambule, Guy Chambelland, 1977

Les Étrusques

Pierre ChabertLes Étrusques, c’est des gens qui ne veulent pas être compris, alors ils se livrent à un systématique et raisonné dérèglement du vocabulaire et de la syntaxe. Changeant les mots, qui seraient trop naïfs ou trop clairs, de place, ou les laissant en suspens, tout surpris et repliés. C’est ce qu’ils veulent, les Étrusques, que les mots se ferment, ne laissent plus rien filtrer. Ce n’est pas qu’ils soient absolument hypocrites, mais ils préfèrent ne pas trop prendre de risques. Surtout avec la poésie, qui entraîne facilement le ridicule et la mauvaise réputation. Et puis ils pensent avec raison que moins on connaîtra d’eux et de leurs pensées, plus on les prendra pour ce qu’ils ne sont pas. Les Étrusques c’est des génies. Tout le monde le dit. Et voyez : une mésaventure qui m’est arrivée il y a deux ans, ou trois, m’est revenue traduite en Etrusque, et ce fut la première épopée de cette langue, une chose admirable. Telle est la nécessité des Etrusques : ils vous donnent bonne opinion, d’eux d’abord, et de vous ensuite, s’ils décident de s’occuper de vous.
Mais je préfère, oui je crois que je préfère, Musset à tous ces Étrusques. Il faut un minimum de franchise. Et pour le lecteur, l’alchimie verbale, c’est rien que des mots. Ou des miettes, des éclats de mots. Des copeaux, des épluchures savamment (voilà le grief) collées, et qui ne font en définitive que de l’art. Eh bien, Monsieur, l’Art ? L’art ? Oui, eh bien ?

Pierre Chabert, Les Sales Bêtes, Guy Chambelland, 1968

Rappel à l’ordre

Une poésie qui a mal tourné, c’est ce qui me reste à l’heure qu’il est. Poésie déviée vers les plages gâteuses de la mémoire, poésie pour finir ensablé. Suis-je stupide comme les chouettes qui n’en finissent plus de lancer leurs flèches, ou bégayant comme une tapisserie usée ? C’est malin de persister à écrire des cochonneries. Il faut dire que j’ai donné libre cours à la machine inspirée : tout ce qu’il y a, elle le sort. Mon vieux, tu n’es pas plus brillant qu’un cimetière, c’est moi qui te le dis. Qu’est-ce que cette marchandise ? Des autos démantibulées, de vieilles fourrures, et le reste. T’as pas bientôt fini d’accommoder tes résidus, d’enchâsser tes rogatons ? Si j’étais quelqu’un de ta famille, tes enfants par exemple, si lucides, si bien élevés, je te dirais ton fait, mon bonhomme. Tu avais autre chose à faire, quand ce ne serait que d’arracher la mauvaise herbe devant ta maison, enlever la poussière à tes idées, et te renforcer un peu les muscles des cuisses qui deviennent aussi mous que des seins quadragénaires. Puis, si c’était pas pour te vexer, je te conseillerais de lire un peu, il sort des tas de bons romans chaque jour, et certains absolument géniaux, tu devrais t’y mettre sinon tu seras mort sans connaître l’actualité, et tu ne peux compter retrouver l’occasion de sitôt. Quant à tes expériences, je te signale qu’elles sont ridiculement limitées. Tu continues à penser à cette idiote qui t’a pourtant débarrassé, te laissant la bride sur le cou, et tu mets du temps à la remplacer convenablement, à te faire une vie digne et modeste. Au lieu de cela, tu t’occupes à orner un tombeau. Je ne te félicite pas. Saleté, c’est tout des pourritures, les mots, les morts.

Pierre Chabert, Les Sales Bêtes, Guy Chambelland, 1968

Poète invité: Jean Pérol, L’Infini va bientôt finir —>

Pierre Chabert, 1914-2012, est l’auteur de vingt publications, d’Ombres chinoises (1935) à l’anthologie L’Amour la mort (2001), qui balisent plus d’un demi-siècle en poésie. À ses recueils, il convient d’ajouter les nombreux articles, études et pages de journal, qu’il donna dans La Tour de Feu, la revue de Jarnac, dont il fut l’un des piliers. Christophe Dauphin le présente à ravir sur sa revue Les hommes sans épaules.

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