- Menu Possibles, nouvelle série n° 29, février 2018
- Sommaire de ce n° 29, nouvelle série, février 2018
- Contemporain : Roland Dubillard, Donner
- Roland Dubillard, Solitude
- Roland Dubillard, Usure et Dernière usure
- Roland Dubillard lu par Pierre Perrin
- Découverte : Céline Escouteloup, Sauvagerie
- Invité : Pierre Chabert, Les Sales Bêtes
- Invitation : Jean Pérol, L’Infini va bientôt finir
- Jean-Pierre Siméon, La Poésie sauvera le monde
- Tous les
sommaires
- Avis de parution n° 29 pour relai vers les amis
- Index des auteurs publiés dans Possibles
- [Pour la B.N.F] ISSN : 2431-3971
- Accès au n° 30 —> le 5 mars 2018
Roland Dubillard
Le contemporain pour ce numéro de février 2018
Je dirai que je suis tombé, 1966, La Boîte à outils, 1985,
repris en un volume Poésie/Gallimard, 2018 [prix, cat. 2]
Ce fort recueil fait plus que
rééditer deux titres. Il offre une somme de “poésie”. Ce mot, sur
la couverture, se justifie pleinement. La Boîte à outils compte en effet, selon la déclaration liminaire, un seul poème.
Celui-ci est cependant constitué de 173 racines ou branches, au
choix. Mais Je dirai que je suis tombé, paru en novembre
1966, dans la collection blanche, précisait alors : “poèmes”. L’auteur
a-t-il mué ? Au contraire : dans la succession de Michaux, Prévert
et Beckett à la fois, fidélité et dépouillement s’avèrent les qualités
de Roland Dubillard. Connu pour son théâtre, qui fait grincer la
tendresse, ce poète mérite la plus grande attention.
D’abord, son regard est varié. Il met aussi bien en scène le brin
d’herbe que les galaxies. Constamment inventif, il n’a pas peur
de reprendre la fable, par exemple. Celle-ci retrouve avec lui une
virginité. C’est écrit, c’est oral. Quand la parole vire au noir,
il faut que l’encre parle. Le social l’occupe ; il ne l’assiège
en rien. Tout converge vers sa propre disparition, le poème compris.
Mais, dans ce mouvement à peine perceptible, l’aphorisme et l’histoire
à tiroirs, le sonnet en vers libres aussi bien qu’en alexandrins,
tout est maîtrisé. C’est le comble du naturel. Le ciment, c’est
l’humour un humour tragique. La mort n’engendre pas l’hilarité
; le rire n’empêche pas de mourir. L’essentiel, c’est de prendre
les mots pour ce qu’ils sont : « des sourds-muets ».
Ensuite, au-delà même de cette variété des regards, des situations,
des sujets – une notion chère à Jacques Réda, pour qui relit Celle
qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1985 –, ici les outils, de
la roue à aube aux tenailles et autres pièges des hommes-loups,
ce qui l’emporte, c’est un festival de l’intelligence. On ne pense
pas, tant l’auteur est subtil et modeste à la fois, aux grands rhétoriqueurs.
Le poème de Dubillard en offre pourtant tous les prestiges, la gratuité
en moins. L’intelligence y tient, dans l’ombre qui s’efface, un
festin à chaque page.
« C’est dur, seul, de s’user soi-même ;
De se râper, de se limer.
[…] Mais la Nuit ! Mais la Nuit qui s’use
Ne s’use pas à proprement
parler : c’est moi qui l’use,
Et qui m’use contre elle en une seule usure. »
À l’évidence, le sens, sous l’humour tragique, n’est jamais perdu
de vue. Ce poète moderne, en ce qu’il regarde la totalité du monde
qui nous entoure, avec ses ascenseurs-cercueils, ses tondeuses qui
font que leur conducteur parfois « s’envole, planeur à l’aile aventureuse
», ne rejette rien ni personne, pas plus Chassignet que Virgile,
les pyramides que le sermon même. « J’ai reconnu l’immensité / sans
être immense. » Il ne détruit donc pas le monde ; il recrée sa sempiternelle
disparition. Et si l’humour ne l’empêche pas de préférer « faire
un pamphlet […] plutôt que des mouflets » – ce qui n’en régénère
pas moins la rime –, c’est qu’il lui arrive quelquefois d’oublier
sa tête. « Rien ne semble manquer. / On a oublié jusqu’à l’oubli. »
À cette mesure, il n’y a pas de fin, et c’est heureux. Dubillard
possède la suprématie de la simplicité. Il renouvelle et enrichit
en conséquence la perception de notre précarité. Lire sa poésie,
c’est rendre au jour une lumière que l’habitude ternit plus que
le tragique. Il y a là, sous couvert d’une dérision qui ne tue que
le ridicule, une grandeur telle que l’âme, peu mentionnée mais jamais
lointaine, respire. La dérision, à voix contenue, ni sourde, ni
muette, est ce qui survit, de peu, à la plupart de nos désirs, susurre
Dubillard. Comment tenir dans cette tenaille ? Le sourire est le
sésame. La poésie de Dubillard l’élève à l’infini :
« Dans la nuit j’ai construit ma nuit,
j’ai couché mon ombre avec
l’ombre.
Le plasir a pris mon plaisir.
Mon souffle m’a donné au
vent. »
Pierre Perrin, La Nouvelle Revue française n° 569, avril 2004