Alejandra Pizarnik, Possibles, n° 30, mars 2018

Alejandra Pizarnik
L’invitée de longue date pour ce numéro de mars 2018

Je n’appartiens

A. Pizarnik

Je n’appartiens tout simplement pas à ce monde. J’habite la Lune avec frénésie. Je n’ai pas peur de mourir, j’ai peur de cette terre étrangère, agressive. Je n’arrive pas à penser aux choses concrètes, elles ne m’intéressent pas. Je ne sais pas parler comme tout le monde. Mes mots sont bizarres et viennent de loin, d’un endroit où personne ne se rencontre. Que ferais-je une fois plongée dans mes mondes fantastiques et incapable de remonter à la surface ? Parce que c’est bien ce qui risque de m’arriver. Je partirai et ne saurai pas revenir. Je ne saurai d’ailleurs pas qu’il existe un « savoir revenir ». Et je n’en aurai peut-être tout simplement pas envie.

Alejandra Pizarnik, Correspondance avec Léon Ostrov, traduction de Mikaël Gómez Guthart, Éditions des Busclats, 2016.

Si tu voyais

Si tu voyais celle qui dort sans toi dans un jardin en ruines dans la mémoire. Là, ivre de mille morts, je parle de moi avec moi rien que pour savoir s’il est vrai que je suis sous l’herbe. Je ne sais pas les noms. À qui diras-tu que tu ne sais pas ? Tu te désires autre. L’autre que tu es se désire autre. Que se passe-t-il dans la verte futaie ? Il se passe qu’elle n’est pas verte et qu’il n’y a même pas de futaie. Et à présent tu joues à être esclave pour cacher ta couronne, remise par qui ? Qui t’a donné l’onction ? qui t’a consacrée ? L’invisible peuple de la plus ancienne mémoire. Perdue par ta propre décision, tu as renoncé à ton royaume pour les cendres. Qui te fait souffrir te rappelle d’anciens hommages. Cependant, tu verses des pleurs funestes, tu évoques ta folie et tu voudrais même l’extraire de toi comme si elle était une pierre, elle, ton seul privilège. Sur un mur blanc tu dessines les allégories du repos, et c’est toujours une reine folle qui gît sous la lune sur l’herbe triste du vieux jardin. Mais ne parle pas des jardins, ne parle pas de la lune, ne parle pas de la rose, ne parle pas de la mer. Parle de ce que tu sais. Parle de ce qui vibre dans ta moelle et fais des ombres et des lumières dans ton regard, parle de la douleur incessante de tes os, parle du vertige, parle de ta respiration, de ta désolation, de ta trahison. Si obscur, si plein de silence est le processus auquel je me soumets. Oh ! parle du silence.

Alejandra Pizarnik, Extraction de la pierre de folie [traduction de Jacques Ancet, Ypsilon éditeur, 2013]

Poète invité: Patrick Chemin, deux poèmes —>

Alejandra Pizarnik [Buenos Aires, Argentine 1936 – Buenos Aires, 1972] est fille d’une famille d’immigrants juifs d’Europe Centrale. Elle fut éditée et reconnue de son vivant. Elle incarne pour Patricia Suescum, que je tiens en haute estime, une des plus grandes voix contemporaines.

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