Franck Venaille, Possibles n° 38, novembre 2018

Franck Venaille
Le contemporain de ce numéro de novembre 2018

La Descente de l’Escaut

Chaque nuit, une invisible main déversait de la boue sur les berges du fleuve et, impuissant, le corps traversé de spasmes d’angoisse j’assistais à ce lent travail, cet incessant combat d’une matière mauvaise et noire. Je me tenais debout. Préférant l’anxieuse immobilité, cherchant vainement à voir, comprendre, saisir le sens profond de ce geste tellurique. Lorsque, chaque nuit, ces longs doigts invisibles à tous laissaient glisser dans l’eau ce dépôt d’abjection minérale semblant grouiller d’animaux – que dis-je là – êtres remplis d’une misère profonde, s’accouplant, forniquant, se repaissant des plus faibles d’entre eux (les plus misérables) et l’eau vibrait, tremblait, tentant de fuir, de s’échapper, d’élargir son domaine vers des terres plus humaines ! Comme je ressentais cette douleur ! Et combien de fois me suis-je surpris à prendre parti, à haïr même cette matière noire et mauvaise. Pourquoi ? Et d’où provenait mon incapacité à prononcer des mots simples : vase et boue ?

Franck Venaille, La Descente de l’Escaut, Obsidiane, 1995


L’Enfant rouge, Mercure de France, 2018

Franck Venaille vient de mourir à 82 ans. Les 104 pages de L’Enfant rouge, Mercure de France, posthume, comportent cinq paragraphes. Entre le premier et le dernier, au milieu du livre, trois autres paragraphes remplissent une demi-page, qui crédite son père du titre de résistant, pour la seconde guerre mondiale. Venaille ponctue, avec le hoquet, page 40 : « Sans en. Souffrir. Trop. » et page 73, entre autres : « Je. L’ai. Toujours su. » Il a toujours un peu sacrifié à la modernité vieille avant d’être née. Bien au-delà de ce “coup de points”, il consigne : « J’aurai assisté à la disparition d’un monde malade de sa grandeur passée. » Plutôt que de s’en tenir au constat, ne peut-on regimber et redonner de la vigueur au moins à la langue ? Qui écrit devrait prouver qu’elle n’est pas morte ! Mais respectons le choix de Venaille !
Ce trente-septième et ultime volume, en faux récit, reprend tous les thèmes qu’on lui connaît : la souffrance de l’enfant, la solitude infranchissable, l’amour entre mirage et miracle, les contradictions du combat politique. Il a trouvé son style très tôt, de sorte qu’on ne distingue pas d’évolution notoire chez lui. Le présent choix de poèmes, de 1966 à 2017, le montre pleinement. Venaille est d’emblée tel qu’en lui-même, selon la chimère. Il a confié, à la revue Europe, en 2007 : « Je travaille comme ces chevaux de mine qui, jamais, ne remontaient à la surface, sauf, je l’ai appris récemment, chaque année durant une semaine, peut-être pour empêcher qu’ils deviennent fous. Je crois que cette situation exprime bien ce qu’est la condition humaine : vivre, travailler, aimer dans le noir, peiner dans des souterrains qu’il faut sans cesse creuser, au risque de ne plus voir la lumière du jour. » Il a creusé sa déréliction. — Présentation par Pierre Perrin, 27 septembre 2018


Franck Venaille, Requiem de guerre, 2017 —>

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