Jacques Moulin, Possibles, n° 38, novembre 2018

Jacques Moulin
L’invité de longue date pour ce numéro de novembre 2018

L’Épine blanche

Le fils saura faire le nécessaire. Il s’en retourne au ponant dans la ville de mer pour vider jusqu’à la lie l’appartement. Il arrive de nuit. Se souvient d’elle en robe de chambre qui l’attendait ce soir-là essoufflée comme jamais. En robe de chambre elle qui aimait se faire coquette du matin au soir. Elle qui marchait en chaussures belles le dimanche pour suivre le flot des gens qui s’épaulent. Faut se respecter si l’on veut continuer sous l’embrun des môles. Sa dernière attente cette nuit-là sans qu’il le sache. Un épuisement sans qu’il le mesure. Il met du cœur dans ce visage. Du souffle aussi. Mais les yeux de sa mère fondent. Ses yeux comme une grande coulée de navire par les fonds. Elle qui habitait à l’exact emplacement d’anciens chantiers navals – ne subsistent que les restes d’une rampe de lancement qu’elle avait enfermée dans son regard. Des yeux cassis petits perdus dans un regard lointain avec de l’enflure dans le visage. Il ne lit rien d’autre n’est pas médecin. Personne ne doute de rien jamais quand la vie s’envisage. Et nos pieds lourds qui tout écrasent. Juste une heure de regard puis l’abandon du vivre. Il lui semble voir dans son œil las comme une voyance. Elle opine de l’intérieur – c’est bien comme ça mon fils. Était-ce bien ça ? Va-t’en savoir ce qui méandre en elle ce qu’elle relâche en son estuaire. Seine est si proche. Elle est là devant lui et la nuit qui s’avance l’attend. La nuit en faisceaux. Le phare balaie toujours sans vraiment emporter. Cette nuit-là c’est la bonne. La mère s’effondre dans les couleurs du phare. Déjà les grues silencieuses à portée de ciel tournent les pages d’un chantier de vie.

Jacques Moulin, L’Épine blanche, l’Atelier contemporain, 2018, 118 pages, 20 €

Présentation par Pierre Perrin

Jacques Moulin

Une mise en bouche de mots à caractérise la vingtaine de recueils de cet auteur. Les mots, dans L’Épine blanche, sont « retournés jusqu’au mutisme le plus absolu ». La mise en bouche est soulignée par des choix formels. Ainsi, le lecteur ne trouvera aucune virgule, dans ce volume, à la rigueur quelques tirets, des points. L’écrivain privilégie « des stop télégraphiques », page 14. La syntaxe est plus “pointée” qu’un cochonnet sur un terrain de boules : « La mère remonte. Fragile sur les sables et les galets. Assise sur banc souffle court. Ou à petits pas jusqu’à la boîte aux lettres. Missive du fils en main. Missive bi-hebdomadaire. Faut bien donner des nouvelles. Missive mission de mère veillant sur le fils. » L’Épine blanche, un bel objet, relié, orné de “dessins” de Géraldine Trubert, narre, par une mise à distance, le deuil d’une mère. « Il l’a bien vue pourtant. Pour la voir encore il faut sans doute fermer les yeux. » Quarante années plus tôt, le père disparaissait. Jacques Moulin dit de lui qu’il était « dépris du langage. La serre-langue comme ce nœud de cravate qu’il n’avait su dénouer le soir de ses noces ». Il reprend à son sujet, comme en écho, presque en chiasme, le paradoxe précédent échu à la perte de sa mère : « Il le revoit de n’avoir pu le revoir à temps. »
En s’appuyant sur des objets à trier, à débarrasser, une tâche qui dure cent jours, Jacques Moulin donne à voir aussi la dépossession de sa personne. Il réalise – et c’est la page ci-dessus – combien il n’a pas toujours compris sa mère, combien les êtres, pourtant proches, peuvent à se point se manquer. La mort de la mère lui fait noter « qu’il ne recevra plus de coupures de presse du pays de Caux » ; c’est le cordon ombilical définitivement rompu. La chair se défait. Si le fils retourne à H., ce sera pour « se suspendre à son vide ». En même temps, « Le père est mort. La mère est mère avant tout. La sienne se tient toujours face à l’avant-port […] elle contenue toute entière dans ce cri des fins ».

Pierre Perrin, note du 27 septembre 2018

Poète invité : Christophe Forgeot —>

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