Durs Grünbein, Possibles n° 50, novembre 2019

Durs Grünbein, Presque un chant
Le contemporain de ce numéro de novembre 2019

« L’Origine du monde »

Et pour un peu, elle ne serait jamais venue. Elle, la si désirée,
Elle gisait là tout simplement, misérable petite chose muette, d’un rouge bleuâtre.
La tête affairée et le corps recroquevillé,
Elle maintenait sa position finale : celle du copilote fœtal.
Elle ne voulait pas. Elle ne pouvait pas. Elle avait abandonné,
À peine sortie sur la piste d’atterrissage imprégnée de désinfectant,
Au pied du monde glissant comme une patinoire et ensanglanté.
Des appareils ronronnaient dans le silence du cabinet médical. Tout retenait son souffle,
Comme si l’air manquait – pour elle, qui devait à tout prix respirer.
Alors ils la saisirent, la battirent, tandis que, par ses pieds recroquevillés,
On la suspendait la tête en bas comme une poule. Mais rien ne se passa.
Dictée de la colère : Si elle ne vit pas, toute la vie n’est qu’un gâchis.
Puis on l’emporta. Et comme par une étincelle, l’inconscient fut frappé
Par un cri dans la pièce voisine, signalant la fin de l’alerte : Je suis là.

Durs Grünbein, Presque un chant, [repris de Colosse dans la brume, 2012]
poèmes choisis par l’auteur, traduits de l’Allemand par Jean-Yves Masson et Fedora Wesseler
éditions Gallimard, collection « Du monde entier », 2019


Julie Ladret, Quelque chose s’est brisé —>

« Dès son premier recueil, Zone grise le matin, 1988, Durs Grünbein s’est imposé par l’inventivité de son lexique, par sa virtuosité et par son ironie. Poète de la fin des utopies dans les derniers temps du régime communiste en Allemagne de l’Est, il a su exprimer la stupéfaction causée par la chute du Mur, et en souligner les enjeux. Certains poèmes de son deuxième recueil, Leçon crânienne, 1991, et notamment les « Sept télégrammes » écrits immédiatement après la démission d’Erich Honecker, ont connu en Allemagne un retentissement considérable. Pour la première fois depuis bien longtemps, un poète accédait à une renommée dépassant très largement le cercle habituel des lecteurs de poésie. Après la parution de son troisième recueil, Plis et replis, 1995, il a obtenu le prix Büchner, la plus haute distinction littéraire allemande. Son œuvre, qui s’est enrichie depuis d’une interrogation sur la manière dont la science et la technique affectent notre perception du monde et de l’homme, opère une révision de tout l’héritage de la poésie occidentale avec une distance érudite qui n’appartient qu’à lui. Mais le sens du merveilleux et une profonde fidélité aux impressions venues de l’enfance affleurent également dans la centaine de poèmes ici proposés, choisis par l’auteur lui-même. Accompagnée d’une présentation des traducteurs et d’une note autobiographique, cette première anthologie d’un des plus grands poètes européens d’aujourd’hui est un événement littéraire. » [Quatrième de couverture de Presque un chant, poèmes choisis par l’auteur, traduits de l’Allemand par Jean-Yves Masson et Fedora Wesseler, éditions Gallimard, collection « Du monde entier », 2019, 240 pages, 23€]

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