Pierrette Epsztein, Possibles, n° 50, novembre 2019

Pierrette Epsztein, Extraits
Hier : L’invitée de longue date pour ce numéro de novembre 2019

Le collectionneur de silence, Fragment 2

Pierrette Epsztein

De la montagne de tissu entassé en ce lieu écarté de toute vie, une femme de petite taille émergea, chapeautée d’une crinière rouge qui troua l’obscurité. « Que faites-vous sur mon territoire à cette heure tardive ? Demanda-t-elle avec une voix chantante. Vous dérangez mon atmosphère, Monsieur, qui vous en a donné la permission ? » Le collectionneur de silence, peu habitué à laisser entrer dans son oreille la rumeur du monde, pensa tout à trac : « je suis là. Et vous, qui êtes-vous pour vous emparer, sans autorisation préalable, de ce fragment collectif de trottoir nocturne ? » Mais nul n’entendit ses mots car il ne les prononça pas. Cependant, son regard était éloquent et la femme de petite taille se crut obligée de se justifier. De toute façon, elle avait la réputation de se lier facilement.

Pierrette Epsztein, Le Livre des visages, 3 septembre 2019

L’emprise, fragment 2

Pour vendre un beurre destiné à une clientèle haut de gamme, il m’a fallu découvrir le beurrier adéquat, emballage indispensable pour fixer la vente. Pour cela donc, je suis repartie en voyage dans les pays potiers, verriers, j’ai consulté de multiples ouvrages d’art pour étendre mes connaissances sur les beurriers du monde entier et trouver le beurrier idéal pour contenir le beurre idéal. Peu à peu, au fil des ans, j’ai cru l’avoir trouvé.
Quant à la crèmerie, il m’a fallu reprendre ma quête, j’ai fouillé tous les annuaires de ma ville, consulté moult agences immobilières, visité un nombre incalculable de locaux commerciaux : locations avec dessous de table, droit au bail avec pas de porte, achat avec capital et intérêts. Peu à peu, au fil des ans, j’ai cru l’avoir trouvée, elle m’est même apparue comme la crèmerie idéale.

Pierrette Epsztein, Le Livre des visages, 30 août 2019

L’emprise, fragment 3

Enfin, il me fallut rencontrer un crémier car tenir un commerce est difficile et on y parvient mieux à deux que toute seule ou du moins c’est ce que j’ai cru. Alors, j’ai repris ma route dans les pays de la rencontre, j’ai lu beaucoup de livres pour comprendre qui était l’autre, j’ai immigré quelques fois dans des contrées étranges, j’ai rencontré des crémiers singuliers, dans des lieux insolites, des jeunes, des vieux, des beaux, des laids, des petits, des grands, des gros, des maigres, des tristes, des gais, des intelligents, des sots. Au fil de mes promenades, j’ai su en retenir quelques uns, quelque temps, et j’ai même eu le sentiment parfois que c’était le crémier idéal.

Pierrette Epsztein, Le Livre des visages, 31 août 2019

Poète invité: Alain Nouvel, pour Anton —>

Je m’appelle Pierrette Epsztein. Double, je suis double, étrangère d’origine, française de culture. Ce nom, à consonance d’Europe de l’Est, s’attache à moi comme une pierre de lune à mon cou. C’est sur ce nom que j’ai fondé mon existence. Par l’encre qui coule de mon stylo, ce nom, je tiens à le porter, le soutenir, l’emporter dans l’écriture en y inscrivant cette part de moi qui reste l’étrange étrangère.
Je m’appelle Pierrette Epsztein. Je suis funambule en équilibre instable. Mon balancier se penche et m’entraîne à la marche. J’ai souvent rompu les amarres, changé de cap. Aujourd’hui, face à l’énigme du temps, j’avance les pieds nus sur le fil de ma vie. Dans le vent d’automne, je refuse la brume et accueille l’imprévu.
Je m’appelle Pierrette Epsztein. Mon corps s’est arrondi au fil des années. Au début, cela m’a dérangé. Maintenant, je l’accepte. J’ai perdu de la raideur. Je plie mais ne romps pas.
Je m’appelle Pierrette Epsztein. Je garde les yeux grands ouverts sur les richesses cachées dans les interstices du banal quotidien. Je rêve d’aller encore plus loin sans jamais renoncer malgré les habitudes qui se collent aux souliers et la force des freins.
Je m’appelle Pierrette Epsztein.  Je suis entrée dans la vie par effraction. Cela m’a rendu rebelle absolument. Aux autoroutes prévisibles, je  préfère les chemins de contrebande.
Je m’appelle Pierrette Epsztein. Mes jours se déroulent entre mes lectures et mon écriture. Sur le châssis du temps, sur le cadre de la feuille blanche,  entre chaîne et trame, je défie l’énigme du mot et je fais danser ma voix pour faire entendre des textures croisées.
Je m’appelle Pierrette Epsztein. Aux  voyages lointains, je préfère les voyages intérieurs. Ou l’aventure au coin de la rue, au  coin de la phrase. Je suis gourmande des rencontres même si parfois je me cogne. Je ne me lasse jamais de l’humain qui se cache dans le commun. Je veux rendre témoignage de l’autre qui me surprend chaque matin.
Je m’appelle Pierrette Epsztein. Je veux encore des surprises. Je encore veux croiser les hasards. Je veux rester curieuse. Je ne veux pas laisser couler le temps. Je veux oser encore. Je veux oser toujours. [Sa bibliographie est ici]

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