Jean-Claude Martin in Possibles n° 9, juin 2016

Jean-Claude Martin, Que n’ai-je
[La page “Invitation” de Possibles, pour ce n° 9, juin 2016]

Jean-Claude MartinJ’aimais les soirs où le ciel se découvrait tout à coup, devenait immense et lumineux comme un champ de fleurs, une prairie d’herbe tendre. Il avait plu tout le jour, pendant des heures on avait respiré l’haleine fétide du brouillard, du borné, de l’opaque, et soudain le mur s’abattait, l’espace nous était rendu. Bien sûr, c’était trop tard. On pouvait seulement rêver de beaux lendemains. Parfois, cette clarté se prolongeait au cours de la nuit, la rendant scintillante et paisible. À quel moment le désespoir prenait-il place ? Un soir où je me privai de sommeil pour savoir, je ne me rendis compte d’aucune transformation. Au lever du jour, l’averse était là, la brume, l’interdit. Et je n’attendis plus en ces lieux la promesse des matins, mais l’illusion des crépuscules.

La nuit nous a enfermés, comme des enfants punis au fonds d’un placard. Des petites lueurs bleues qui s’accrochaient à l’horizon, il n’est plus rien resté. Elles ont glissé de l’autre côté du monde, en une chute lisse et longue, sans pardon… Nous ne pensions pas chercher si tôt en nous la lumière. Éblouir quelques regards, recevoir des signes d’amitié étaient notre espérance… La forêt lâche sur nous ses doutes fauves. Si loin de moi, ton cœur est une bête étrange. N’importe quel oiseau peut nous déchirer. Le sang se perdra dans la nuit… Où retrouver la veilleuse bleue de l’enfance et la maison aux volets illuminés disant : la nuit n’est qu’un buisson à traverser ?

La nuit n’est jamais noire. Bleue souvent ; ou rose. (Même si ce sont les torchères de la raffinerie qui donnent à l’horizon ces lueurs de brasier. Ou le cœur rougeoyant de la ville qui suppure…) Peu importe. Ici, l’obscurité est nuancée, vibrante. Des oiseaux plus sombres que le ciel traversent les ténèbres en croassant. Un avion traîne son ventre translucide… Sans doute ne faut-il pas s’approcher du périmètre de la forêt, mais la nuit en ce parc est parfum de feuilles et d’oubli, douceur des choses immobiles, éternité sans haine et sans désir.

J’ai tant aimé regarder s’enfuir les choses par la vitre arrière d’une automobile. Arbres tournant le dos, paysages surgissant, visages apparus et perdus dans le même instant. On partait – et j‘avais l’impression de rester. L’automobile montait une côte – et il me semblait qu’elle la descendait… Je n’allais à la rencontre de personne. J’étais étonné d’arriver, surpris et triste de la découverte… Aujourd’hui, j’ai appris à conduire et à faire semblant de regarder devant moi. Et, même quand maintenant je suis transporté, je n’ose plus tourner la tête vers la vitre arrière. Je parais faire partie du même véhicule que les autres passagers… Pourtant en moi s’est enfouie cette mauvaise manière de voyager. Qui n’est pas de regretter le passé. Mais de ne pas désirer savoir où l’on pourrait aller.

Jean-Claude Martin, extraits de Que n’ai-je, éditions Tarabuste, 2016
avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

Né en 1947 à Montmoreau. En 1974 entre à L’École Nationale Supérieure des Bibliothèques. Travaille de 1975 à 2007 comme conservateur à la bibliothèque universitaire de Poitiers. Depuis 2006, président de la Maison de la Poésie de Poitiers. Un bel entretien avec Rachid Filali en 2012. Et sa présentation sur le site de la maison des écrivains ouvre la note de lecture consacrée à son dernier ouvrage, Que n’ai-je, ci-dessous.

La note de lecture de Que n’ai-je —>

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