Yves Martin, Entretien [III] in Possibles n° 9

Yves Martin, Entretien [dernier extrait]
Hier : Reprise partielle du n° 18-19, 30 juin 1979

couv. PossiblesLes rapports entre poésie et société ?
Le poète ressemble à ces élèves qui ont l’air de ne rien faire, mais qui sont constamment affairés derrière leurs masques placides, leur désinvolture. Je dirais assez volontiers que le poète un premier temps est un affairiste du subconscient et un deuxième temps le documentaliste du même subconcient. Son rôle dans la société est évident, il lutte pour que rien ne disparaisse puis, à partir de cette réalité qu’il a sauvée, il en crée une autre encore plus vivante, sublimée. Cuisinier, il flambe le réalisme et obtient un mêt absolument nouveau. Pour me résumer : mémoire et transcendance de la mémoire. À partir de ce qu’il a préservé, puis sublimé, il prépare une plate-forme, un tremplin, un passage pour l’avenir qui grandit d’époque en époque l’existence d’une harmonie secrète certes mais évidente pour l’œil attentif. Pourquoi la société rejette-t-elle le poète qui pourtant est son meilleur, son plus fidèle ami ? L’explication est simple, toute société n’a qu’un but, une idée fixe, se créer, imposer d’elle-même un certain visage, s’en tenir là, ronronner comme un bon gros chat. Or le poète se trouve être celui qui lui montre son vrai visage, sa perpétuelle métamorphose, son exemplaire et troublante instabilitté. D’où conflit entre le stéréotype et le nuage. Je pense que la lutte entre la société et le poète va de plus en plus s’intensifier, que grâce à cela la poésie va encore faire des bonds prodigieux. Plus le poète sera menacé, plus son importance va croître. Comme l’homme invisible de James Whale, il va nous jouer des tours inattendus et jeter enfin le désordre du merveilleux et de la vérité dans chaque foyer.

Pourquoi nombre de poètes sont aujourd’hui méconnus ?
Jusqu’à la guerre de 39, dans de nombreuses revues, coexistaient encore des poètes dits modernes et d’autres qui paraissaient, aux jeunes écoles, traditionnalistes. C’est d’ailleurs comme cela que je conçois l’existence d’une revue, diverse, accueillante à tout ce qui est bon sans se laisser “épater” par la notion de nouveauté à tout prix si pernicieuse. Ce qui compte, c’est l’originalité de la voix, qu’elle chante la beauté d’un bistrot ou les divinités grecques. Un poète tel que Pierre Louÿs me paraît tout aussi moderne, de notre temps, qu’un électrique ou un underground. Ce n’est pas parce que l’on parle d’un juke-box que l’on est moderne. Morand n’est pas moderne parce qu’il est un des rares à croquer du banquier, c’est son originalité profonde qui nous touche, indéfinissable comme l’est la poésie.D’ailleurs cette notion de moderne me paraît suspecte. Par exemple, la préciosité d’Apollinaire quand il effeuille les femmes me semble en continuité avec celle des poètes du seizième siècle. Que dire des surréalistes, Breton, Éluard, etc… Un temps on a fait croire aux amateurs de poésie et aux poètes qui aiguisaient leur instrument qu’il n’existait que le surréalisme et des ténors qui écrasaient leur époque. En réalité, le vingtième siècle aura été très divers et je plains les futurs amateurs de poèmes qui essaieront de se faire une idée vraiment personnelle surtout que les cadres supérieurs [*] se mettront en quatre pour leur en cacher la vérité, la richesse, les exaltantes contradictions. [Deux précédents extraits ont paru dans les numéros 7 et 8]

Yves Martin, Interview [extraits des trois dernières parties sur un total de cinq], Hôpital Rothschild, octobre 1978
parue dans Possibles, “Spécial Yves Martin” n°18-19, 2ème trimestre 1979

[*] Les poètes du Monopole ont des allures et surtout une façon de vivre de cadres supérieurs (bien sûr ils s’en défendent). Ils sont particulièrement intégrés à la société tout en ayant l’air de la contester. Ce ne sont évidemment pas des individualistes. Seuls ils crèvent de peur. Alors ils se serrent les coudes. Ils méprisent purement et simplement la poésie et les sous-hommes qui osent s’intituler poètes. La poésie est, pour eux, un moyen de percer, de se répandre. Quand il m’arrive de les voir s’agiter ou quand j’aperçois leurs trombines dans les journaux, ils me paraissent tous se ressembler. D’ailleurs leurs poèmes sont faits au moule, etc. [in réponse à la troisième question de Pierre Perrin sur les polémiques du moment]

Invitation : Jean-Claude Martin, Que n’ai-je —>

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